Article du Monde
"LE 8 DÉCEMBRE 1954, le premier IBM 650 est livré à une compagnie d'assurances de Boston. Ce modèle, fabriqué en grande série, fut à l'informatique ce que la Ford T fut à l'automobile.
L'IBM 650 avait de sérieux atouts :
- son prix : à peine un demi-million de dollars,
- son faible encombrement : il tenait dans une seule pièce,
- sa mémoire : jusqu' à 2 000 mots !
La production devait commencer en France, à l'usine de Corbeil-Essonnes, au printemps 1955. Mais quel nom simple et générique donner à cette machine à calculer électronique que l'on appelait computer aux Etats-Unis ?
"Computeur" n'évoquait rien. "Machine processionnelle", forgé à partir de l'américain data processing machine, parut bien amphigourique. François Girard, responsable du service promotion générale publicité d'IBM France, eut l'idée de consulter son ancien maître, le latiniste Jacques Perret, professeur à la Sorbonne.
Ce dernier proposa, le 16 avril 1955, le mot ordinateur, dans une lettre adressée à Christian de Waldner, président d'IBM France, restée fameuse dans la mémoire des terminologues français. "C'est un exemple très rare de la création d'un néologisme authentifiée par une lettre manuscrite et datée", explique le linguiste Loïc Depecker, président de la Société française de terminologie.
"Cher Monsieur, écrivit Jacques Perret, que diriez-vous d'ordinateur ? C'est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l'ordre dans le monde :
- Combinateur a l'inconvénient du sens péjoratif de combine.
- Congesteur, digesteur évoquent trop congestion et digestion.
- Synthétiseur ne me paraît pas un mot assez neuf pour désigner un objet spécifique, déterminé, comme votre machine."
IBM France retint ordinateur et chercha à le protéger comme une marque. Mais le mot fut rapidement adopté par les utilisateurs,et la compagnie décida en 1965 d'en abandonner l'usage exclusif : ordinateur devint ainsi un nom commun.
D'autres mots ont connu par la suite un succès comparable : informatique, logiciel (pour software) ou encore bureautique. Mais ces dernières années furent moins fructueuses. Courriel pour e-mail ne s'est pas installé en France avec le même bonheur qu'au Québec. Pourriel pour spam pas plus qu'espiogiciel pour spyware ne sont entrés dans notre vocabulaire courant. Si mouse est devenu souris, chat est resté chat.
Au fil du temps, la déferlante anglophone a été sévère : hacker, joystick, freeware, shareware, peer-to-peer, blog. Évidemment, des préconisations officielles existent, mais elles ne s'imposent pas encore. Il faudra attendre une dizaine d'années pour mesurer l'éventuelle évolution.
Les Français refusent de faire preuve d'imagination, regrette Loïc Depecker. Et, à force de n'avoir pas de termes pour nommer les choses, le français disparaîtra des sciences et techniques.C'est ce qui arrive à d'autres langues comme le suédois ou l'italien : cela s'appelle la perte de domaine. Quand on ne dispose plus de termes pour désigner les concepts d'une science, cette science tend à être évoquée dans une autre langue, le plus souvent l'anglais.
Toujours pour mouse, les Espagnols ont adopté raton et les Allemands Maus. Mais, en bon italien, la souris de l'ordinateur se dit naturellement il mouse del computer. Les Italiens n'ont pas eu la chance de bénéficier d'une trouvaille comparable à celle de M. Perret, il y a tout juste cinquante ans."
Eric Azan - Le Monde daté 16 avril 2005
Lien IBM
The 650 could add or subtract in 1.63 mill-seconds, multiply in 12.96 ms, and divide in 16.90 ms.